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La genèse du billet-poème

Mon histoire personnelle, terreau du billet-poème.

Le fil conducteur, le chemin, c’est à la fois le temps et l’inclination, la sensibilité, l’addition et la convergence. D’abord Charleville Mézières, ville de mon enfance, Arthur Rimbaud, les poèmes récités en classe, autant de territoires qui m’habitent et que j’habite. Alors dans ma vie professionnelle très prenante, dans mes voyages « d’affaires », j’ai toujours un carnet qui m’accompagne, où je copie des poèmes, classiques ou contemporains, réunis par le fait que tous me parlent un langage intime. Comme une trousse de secours. Comme pour garantir mon intégrité, une certaine sécurité morale.

Puis, de fil en aiguille, je m’intéresse à l’économie de la poésie…Je cherche à comprendre pourquoi l’édition est si fragile, les tirages si faibles, la diffusion si difficile, alors que la poésie propose à chacun une langue si généreuse et libératrice. Car j’ai la conviction que la poésie s’adresse à tous dans son immense diversité. Qu’elle n’est pas « en soi » élitiste et inaccessible. T.S. Eliot disait que les poètes représentent la conscience du monde. Plus que jamais, il faut donner à entendre leur parole intime et profondément ancrée dans la vie.

Autre conviction : le poème a quelque chose d’universel qui est bon, qui élève, qui pose avec ses mots et ses silences les questions essentielles. Plus universel, le poète allemand Stefan George porte haut et fort cette conviction quant au mot : « Aucune chose ne soit là où le mot faillit ».

D’une langue de détention à une langue d’attention

Une des clefs de ma réflexion se situe dans cette affirmation : la poésie est un langage d’attention alors que la langue majoritairement en usage dans notre société est devenue une langue de détention, destinée à nous maintenir dans le pulsionnel et nous rendant incapables de développer de l’énergie sociale. Langue de bois, langue des médias de masse et du marketing, l’individu vit sous la contrainte d’une langue qui lui a été volée, et qui reste néanmoins le véhicule de la pensée. Il est donc urgent de réinvestir au niveau de l’individu dans la valeur du langage qui est au cœur de l’intelligence de la pensée personnelle.

Persuadé de l’utilité de la poésie, je réfléchis à la problématique de sa diffusion. Je pense à la forme du recueil, à la manière dont ce livre se lit et à la difficulté d’y accéder pour le grand public. En tant que lecteur, bien souvent j’éprouve le sentiment qu’un seul poème peut suffire, un seul vers parfois peut nourrir et enchanter un moment de vie. Addition, convergence, et créativité : l’idée du billet-poème s’impose à moi comme une forme radicalement nouvelle, favorable à une diffusion populaire de la poésie : un recueil comportant un seul poème, une simple feuille qui circule, passe de main en main, portant le poème. Comme le seul autre feuillet qui passe de main en main, sans se perdre : le billet de banque !

Le billet-poème est là, dense et fort, formule éditoriale qui redonne au poème son autonomie originelle. Formule qui interroge la forme du livre ! Formule qui interroge la forme de l’argent ! Formule qui utilise, détourne la forme de l’argent pour y mettre des mots et met en perspective la valeur des mots versus la valeur argent ! Formule qui pose donc la question de l’argent, devenue presque la seule question de la société d’ultra consommation qui s’est imposée en seulement deux générations d’hommes.

Le billet-poème : un billet de mots, billet doux, billet d’humeur. L’idée est déposée, datée, protégée. Nous sommes en 1997.

La crise : menace et opportunité, un élément révélateur

Mais la vie continue, avec son rythme infernal, le temps accéléré par une vie professionnelle dense et des enfants qui grandissent. Le billet-poème est là, qui refait surface à chaque moment de doute. Alors, quand la crise arrive pour moi en 2009 sous la forme d’un licenciement, la question se pose à nouveau. Rechercher un emploi en plein marasme, ou créer son propre emploi, saisir l’opportunité de créer, d’innover, de rester debout, imaginatif et actif ? C’est presque une évidence : il faut se donner sa chance !

D’autres lectures viennent alimenter, enrichir, étoffer l’idée. Notamment la lecture de Bernard Stiegler (1), qui me marque, révèle au grand jour l’utilité de réinvestir dans la « valeur esprit ». Lewis Mumford (2) m’aide aussi à comprendre que si « la civilisation commence par une magnifique matérialisation du projet humain, elle s’achève par un matérialisme dénué de tout projet.»

Lectures qui émergent comme un socle sur lequel le billet-poème peut asseoir sa mission et sa légitimité. Les mots sont le véhicule de la pensée. Le poème, en tant que parole intime donnée, qui s’offre à l’intimité de l’autre, est un véhicule puissant pour parler à l’esprit. Portant en lui le mystère des mots, le poème nourrit et élève « l’attention », renforce ce qui est humain en nous, ce qui va vers l’autre, en tant qu’énergie sociale. Il est en cela un vecteur de sociation, d’association (1).

Le billet-poème ou le livre en une seule page

Il faut alors passer du concept à la réalisation. Recherches sur le support, sur l’identité visuelle. Une marque, un logo. Des partis pris nécessaires, comme celui de proposer une double lecture : le texte du poème d’un côté, une œuvre originale d’artiste de l’autre. Une passerelle riche entre deux mondes de création de l’esprit. Fin juin 2009, le billet-poème est devenu une réalité physique. Imprimé sur un support papier ultra résistant, presque indéchirable, lavable, ce rectangle de 8,5cm sur 16 cm tient ses promesses. Véritable livre en une seule page, répertorié avec un ISBN, déposé légalement à la Bibliothèque Nationale de France, vendu un euro, le billet-poème peut devenir le puissant passeur de poèmes qu’il veut être, populaire, c’est-à-dire à la portée de tous. Une initiative éditoriale véritablement anti-crise, d’un point de vue économique et sociétal.

Ce papier synthétique, qui vieillit comme une peau qui se ride, comme un cuir qui se patine, est en soi une ‘trouvaille’, car il ouvre de nouvelles pistes, induit de nouveaux usages et fait du billet-poème un vrai produit durable. Conservé précieusement en marque page ou négligemment au fond d’une poche, il peut se faufiler partout, se perdre puis se retrouver dans l’infini mystère des poches et des sacs à main, redevenir à chaque instant une trouvaille propre à enchanter un moment de vie.

(1) Bernard STIEGLER & Ars Industrialis– Réenchanter le monde – La valeur esprit contre le populisme industriel – Editions Flammarion 2006

(2) Lewis MUMFORD (1895-1990) – Les transformations de l’homme 1956 – Trad Editions Encyclopédie des nuisances 2008

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